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Caius ne retrouva pas Kian qui avait couru aux écuries, sellé Orion et quitté la villa au galop sans même savoir où il se dirigeait. Des larmes amères lui brouillaient la vue, il était possédé par le désir de tuer ce barde qui avait si bien su l’humilier.
Il s’arrêta lorsque Orion pénétra dans les terres marécageuses à l’ouest de la villa. Des tourbières et des marais couverts de roseaux s’étendaient jusqu’à la mer. Il s’assit sur le sol et laissa son regard errer sur ce paysage plat et désert. L’épuisement le gagnait.
Kian avait envie d’égorger Myrddin pour qu’il se taise. Il voulait réduire au silence cette voix qui criait ce qu’il se chuchotait en secret : il n’était qu’une brute et Azilis méritait mieux que lui. Elle lui disait « je t’aime » mais seuls leurs rapports physiques les unissaient. Un jour, cela ne suffirait plus. Elle se lasserait de lui. D’ailleurs, il l’ennuyait déjà. Elle ne l’avouait pas, cependant il le devinait. Même Enid lui apportait davantage ! Il n’avait pas fallu trois mois à la jeune fille pour apprendre à lire et à écrire, alors qu’il ânonnait encore. Comment pourrait-il ne pas l’avoir déçue ?
Il s’allongea, insensible à l’humidité du sol. Orion broutait des touffes d’herbes hautes, un échassier prit son envol. L’immense ciel lumineux l’obligea à fermer les yeux. Il n’avait pas dormi depuis… longtemps. Et sa blessure à la cuisse le tourmentait.
Il se souvint de leur séjour chez Sextus Cogles. Les yeux d’Azilis étincelaient de bonheur quand le vieil homme conversait avec elle. Sans doute luisaient-ils ainsi quand Myrddin lui enseignait les plantes ou la magie ou Dieu seul savait quoi. Jamais elle ne l’avait regardé comme ça. Et jamais elle ne l’avait regardé comme elle regardait Aneurin.
Oh ! bien sûr, les hommes ne se souciaient généralement pas de briller auprès de leur femme. Elles n’avaient qu’à obéir à leur mari et maître. Mais il n’était pas son mari et ne serait jamais son maître. Son ancien esclave, ça oui ! Car un an ne suffisait pas pour effacer vingt-deux années de servage. Il se réveillait en s’étonnant encore de ne pas être couché dans l’écurie, et en s’émerveillant que domna Azilis Sennia ait daigné s’intéresser à lui.
Une larme coula sur sa joue, puis une autre. Il n’eut ni la force ni l’envie de lever la main pour les essuyer.
Le barde d’Arturus avait mis à jour ses points les plus fragiles, exposé ses doutes les plus profonds. Il n’était pas digne d’Azilis, c’était l’absolue vérité. Bien qu’il l’aimât à la folie.
Une fatigue énorme, invincible, l’enfonçait peu à peu dans le sommeil. Son altercation avec Myrddin passait et repassait dans son esprit, et les mots du barde revenaient en écho : « Se lasser d’une brute de ton espèce… Lui préférer un être plus raffiné… Une brute… Un être raffiné… »
Oui, il aimait Azilis plus que lui-même. Il n’avait pas le droit de la garder pour lui. C’était pour cela qu’il devait lui rendre sa liberté. Comme un jour elle lui avait rendu la sienne.